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Une voix à tout casser

Le concert avait débuté depuis peu mais, déjà, la soirée s’annonçait excellente. En ouverture, le son des guitares d’un groupe local formé de cinq jeunes prometteurs avait tranquillement réchauffé la salle. Le public, heureux, patientait de bonne grâce devant la première partie de l’artiste pour lequel il avait véritablement payé.

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Après une pause d’une dizaine de minutes, la voix de l’animateur se fit entendre dans les haut-parleurs afin de présenter la suite.

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« Mesdames et messieurs, en seconde partie de ce spectacle qui sera assurément mémorable, j’ai le plaisir et l’honneur de vous annoncer le retour sur scène, après plusieurs années d’absence, d’une grande dame de la chanson. Tous se souviendront évidemment de son succès monstre, Dis-moi, même si les plus jeunes la connaissent surtout en tant qu’actrice. Ce soir, sa voix hors du commun vous fera vibrer à nouveau. Mesdames et messieurs, accueillez chaleureusement… Betsy! Â»

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Le silence le plus complet se fit dans la salle. Non seulement personne n’applaudit, mais il n’y eut même pas un murmure, qu’il soit de surprise, de désapprobation ou de quoi que ce soit d’autre. L’auditoire tout entier était bouche bée. Un grésillement dans une caisse de son sortit la foule de sa torpeur et quelques timides applaudissements se firent entendre à droite et à gauche. Puis, la musique commença alors que la fameuse Betsy apparaissait sur la scène, attifée d’un gigantesque chapeau à plumes colorées.

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Mais qui avait bien pu avoir l’idée d’inviter cette pop star déchue à se produire avant ce grand artiste que les gens étaient venus voir ? Des années plus tôt, le premier single de Betsy avait tourné en boucle sur toutes les radios, la propulsant instantanément au sommet des palmarès, jusqu’à ce qu’elle présente son désastreux premier concert, au cours duquel tout le monde avait pu constater qu’elle chantait comme une casserole. L’enregistrement en studio permettait d’arranger bien des défauts, mais en live, il était très rapidement devenu évident qu’elle chantait aussi juste qu’une vieille tante en état d’ébriété dans une soirée karaoké.

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Elle avait tout de même réussi à se faire engager dans une production cinématographique et s’était révélée être une actrice potable. Elle avait ensuite joué dans quelques séries à la télé, avant de se retrouver dans les journaux pour une affaire de fraude. Ce scandale l’avait suffisamment éclaboussée pour qu’elle se retire définitivement de la vie publique — du moins, c’était ce que l’on croyait.

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Les spectateurs, médusés, se regardaient entre eux tandis que Betsy, qui n’avait plus les atouts de son jeune temps, il faut bien le dire, se trémoussait sur l’intro musicale de Dis-moi dans une mini-jupe vert lime. Néanmoins, ils se prirent au jeu et se laissèrent porter par le rythme de cette célèbre chanson. Quand les premières paroles fusèrent hors des caisses de son, personne ne fut dupe : c’était un enregistrement. La vedette de jadis faisait du lyspinc ! Des sourires de satisfaction apparurent sur les visages ici et là; on aurait droit à la vraie chanson, avec l’interprète originale — mais silencieuse — en personne !

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À la fin de la pièce, Betsy fut ovationnée, car, somme toute, sa présence ici constituait tout un événement. La chanteuse remercia son public et prononça quelques mots pour partager sa joie d’être de retour sur scène après tant d’années dans l’ombre. Elle déclara qu’elle travaillait sur du nouveau matériel, dont elle espérait le lancement sous peu, et qu’elle présenterait quelques-unes de ces chansons ce soir.

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Et c’est là que tout bascula. Si la mélodie s’annonçait prometteuse, on comprit dès les premières vocalises que la nouvelle et l’ancienne Betsy ne faisaient qu’une. Les sons qui s’échappaient de sa bouche étaient, comment dire… horribles. Non satisfaite de fausser autant qu’autrefois, la pauvre semblait avoir rangé sa voix dans une vieille boîte de métal pendant quarante ans et ne l’avoir ressortie que la veille, toute tordue, rouillée, pratiquement inutilisable. Une douche froide s’abattit sur la foule et la soirée tourna au vinaigre. Des spectateurs éclatèrent de rire. D’autres, grimaçant, couvrirent leurs oreilles de leurs mains.

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Sur la scène, Betsy poursuivait, sans tenir compte de l’atmosphère qui se dégradait à un rythme vertigineux. Lorsqu’elle poussa les notes les plus aiguës, pendant le refrain, c’en fut trop. Des gens commencèrent à la huer. Plusieurs, ne pouvant en supporter davantage, quittèrent les lieux sans demander leur reste — le reste étant la tête d’affiche du concert.

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Les fuyards, en passant la porte de l’amphithéâtre, pouvaient toujours entendre, derrière eux, les lamentations stridentes de Betsy. Rares sont ceux, cependant, qui jetèrent un coup d’œil par-dessus leur épaule et remarquèrent que toutes les vitres de l’édifice étaient maintenant craquelées.

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Oui, Betsy était bel et bien de retour.

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