top of page

Un hiver dans la tête

On aurait dit la nuit de Noël. Dehors, la neige tombait mollement, lourde, d’un blanc tranchant avec la nuit noire. L’air était frais, mais pas glacial. On entendait les gens parler de la température plus que clémente pour un mois de janvier. Mais moi, j’étais gelée. Mon cœur était aux prises avec des glaces éternelles. Le feu crépitait dans son âtre, infatigable, mais je ne l’écoutais que d’une oreille distraite. Sans réfléchir, j’enroulai mon foulard autour du nœud que j’avais dans la gorge, je m’enfonçai dans les profondeurs de mon manteau et je regardai une dernière fois le feu qui se consumait. Puis, j’ouvris la porte et je sortis.


L’air frais me réveilla un peu. Pourquoi avait-elle fait ça ? Ma meilleure amie, ma petite Catherine que j’avais toujours pris plaisir à protéger, pourquoi ? Je lui en voulais tellement, mais en même temps, j’acceptais la chose sans pour autant la comprendre. Un jour, couchées côte à côte dans l’herbe fraîche d’un champ, nous nous étions fait une promesse. Quoi qu’il arrive, nous avions juré de ne jamais nous séparer, peu importe les différents chemins que nous emprunterions dans la vie. Nous ne voulions avoir jamais de secret l’une pour l’autre. Jamais.


Sans m’en rendre compte, j’avais marché jusqu’à un petit sentier qui mène au plus creux de la noirceur des bois. La clarté de la lune faisait étinceler la neige fraîchement tombée. Tout était si beau !... Mais mes pensées entraînaient tout le reste. Catherine, cette chère Catherine, elle me connaissait comme une serrure connaît sa clé ! Nous n’avions besoin que d’un regard pour nous comprendre. Entre nous, les mots étaient superficiels, même s’il nous arrivait bien sûr de bavasser comme des pies, de ressasser de vieilles histoires ou de nous raconter les plus récentes rumeurs. Nous étions aussi parfois sérieuses, nous nous parlions du fond du cœur. C’est ainsi qu’elle m’avait tout raconté lorsqu’elle l’avait connu, lui. Je me la rappelle, toute en émoi, les pupilles en forme de cœur… Plus tard, elle était venue me trouver, comme elle le faisait régulièrement, avec les larmes aux yeux. Il ne l’aimait plus. Mon regard consolateur n’avait paru que l’effleurer, sans pour autant la pénétrer.


« Je m’en remettrai, n’aie pas peur Â», m’avait-elle dit. Je n’étais pas certaine d’y croire, mais elle me l’avait dit. Après tout, nous nous faisions autant confiance que nous nous aimions. Tous les jours, elle affichait un sourire plastique, une bonne humeur feinte, pour éviter le foisonnement des questions.


Il y avait peut-être une heure que je marchais. La neige tombait toujours, lentement, lourdement, et recouvrait tranquillement les traces de pneus, de pieds, de pelles, toutes traces de vie, en fait. Même dans mon cÅ“ur. Je ne pouvais répondre à cette question : pourquoi ? Pourquoi avait-elle brisé notre promesse ? Était-ce simplement à cause de lui ? Était-ce à cause de moi ? J’étais partagé par un amour fou pour elle et un atroce sentiment de rancune. J’aurais voulu pouvoir me séparer en deux : une partie de moi l’aurait rejointe pour lui dire que je l’aimais; l’autre serait restée pensive, sous la neige, à la détester, respectueusement. Mais c’était impossible.


Soudain, je me mis à courir. La semelle de mes bottes faisait crisser la neige. Crouch. Crouch. Je courais de plus en plus vite. Crouch, crouch, crouch, crouch… Que faire, mon Dieu, que faire ? Je ne pouvais pas me séparer en deux, je devais choisir, mais c’était impossible. Une telle rage s’emparait de moi que je ne pouvais plus me retenir de courir et de crier, l’écho de ma voix résonnant entre les arbres qui craquaient de froid.


À bout de souffle, je m’arrêtai. Mes pas m’avaient conduite sur le petit pont de bois qui traverse la rivière. J’étais épuisée. Courir, penser, courir encore, penser toujours… L’eau passait sous le pont, infatigable, et cela me vivifiait. À moitié affalée sur le garde-fou, je la regardai passer quelques instants, agitée, belle et effrayante à la fois. Pourquoi ma seule vraie amie, mon âme sœur m’avait-elle ainsi laissée seule ? Peut-être était-elle fatiguée de toujours feindre, de mener deux vies à la fois ? Peut-être… Et si j’allais lui demander ? M’accueillerait-elle si j’allais la retrouver dans son monde où elle doit se sentir si seule ? Devrais-je essayer ? Mes questions ne la concernaient même plus, maintenant, car j’étais seule à mon tour. Seule avec mes pensées, mes interrogations, ma culpabilité, surtout. C’était trop.


Dans l’eau mouvante se reflétait le croissant de la lune. Au loin, on entendait le vacarme de la chute. Accoudée au garde-fou, je regardais, les yeux vides, la noirceur, les visages fantomatiques de l’ombre des arbres, les remous grouillants de mille images de la lune… Oui, je devais savoir. Pour elle, pour moi, pour cet immonde sentiment de culpabilité qui m’étoufferait toujours. Et je devais, par respect pour cette promesse que nous nous étions faite un jour, la retrouver.


J’enjambai le garde-fou. Une peur soudaine m’envahit alors. J’eus bien de la difficulté à la ravaler, tout restant bloqué au niveau de ma gorge nouée, y compris ma salive et l’air que j’essayais en vain de respirer. Je me retenais au garde-fou. Garde-fou… Après tout, j’étais peut-être folle ! Suffocante, je relevai la tête une dernière fois pour dire au revoir à la lune. Je regardai à nouveau l’eau, cette immortelle parfaite, en prenant une grande inspiration. Puis, le visage glacé par mes larmes gelées, je m’en allai.

Un hiver dans la tête: Profession
bottom of page